Stalker, entre deux zones





















Un petit train transporte les trois hommes vers la Zone. Les paysages coulissent, les yeux balayent le mouvement incessant du temps en dilatation. Les regards tantôt tournés vers l'arrière, tantôt vers l'avant, interrogent l'espace qui s'écarte d'eux - mais eux, corps figés dans un prélude, ne peuvent que déplacer leurs pensées, chacun à sa solitude. Des trois hommes, l’image isole trois têtes, corps sans corps, corps en naissance se partageant l'espace et le temps. Ils progressent ainsi lentement comme en rêve, à la fois mobiles et immobiles, car il faut que dans la durée quelque chose s'indétermine et s'oublie.

Les pieds dans la Zone, ils apparaissent en leur totalité de corps. Le train vide s'éloigne, disparaît à l'horizon embrumé, laissant les hommes seuls dans le lieu qui s'expanse.

Il s'agit d'ouvrir la marche, comme ouvrir les danses. L'espace offre tous les possibles mais un seul chemin semble le bon. S'y joue de fait un étrange sentiment de programmation, prémonition et ignorance : simultanément on sait où l'on va (ça se dit), on doit le sentir (ça s'attend) mais aussi on peut se tromper (ça inquiète). Chaque avancée est précédée d'un rituel de préparation, interrogation de l'espace et clarification de l'intention du geste. Jeter un poids empenné d'un tissu blanc pour marquer la prochaine station de la marche, lâcher une pierre au fond d'un puits et en attendre l'écho, tendre le déplacement entre les hommes et un point précis et le sentir se charger d'inquiétude, de mystère, d'imprévu. La destination, la Chambre à atteindre, est là devant, mais on ne peut aller tout droit. Il faut faire des détours, des tours, passer par des épreuves de vitesse et de lenteur, la capacité d'être à l'écoute du temps et être à temps.


Le corps et la Zone sont deux composantes nécessaires pour tendre une tension de danse. Entre un corps et un espace, un point se cherche. Où est ce centre ? Si la Chambre est un centre à atteindre, l’homme doit aussi être corps à son centre pour être centre de gravité, départ d'une direction et d'une intention. Ainsi ce corps porteur d'un poids s'abandonne au sol, se relève, marche, s'arrête, change de posture, de niveau, se retourne et tourne sous la seule poussée d'une passion. Tout au long du film, il sera essoufflé par cette tension qui avance avec lui vers son centre. À travers les herbes emmêlées, la nature chaotique, chacun doit suivre le fil d'un passage déjà emprunté par d'autres et qui saute d'arrêt en arrêt, ligne s'évanouissant avec l'avancée et ne laissant des traces que dans la mémoire.

Dés qu’ils s’arrêtent les marcheurs sont perdus et retrouvés, nulle part et au centre. De l'un qui tourne le dos, silhouette sans visage empreinte de désir et d'émotion, à l'autre qui déjà est en tension vers l'avant, comme pressé d'avoir à terminer quelque chose, un dernier reste indécis, pris entre ces vecteurs étirant l'espace, entre la solitude que le dos lui renvoie et la tentation que l'autre lui induit. Les trois hommes établissent entre eux un jeu d'écoute et à chaque station ce trio en déplacement, ce centre collectif se recompose en un seul corps, une seule oreille dont le Stalker est un nœud de sincérité.

Le Stalker peut humer l'espace, l'écouter, s'ouvrir à ses multiples variations et incessantes propositions, pour se livrer à l'acuité de son inquiétude. Tout passe par le corps. Il n'y a que lui pour plonger dans la Zone comme on s'allonge dans les fleurs, souffrir et éprouver et s'obstiner à poursuivre le chemin jusqu’à la Chambre. La mission du Stalker est à la fois de préparer à la question du lieu, en accueillir les illusions, et les faire traverser pour arriver au centre. Possédé par la Zone, par la haute question qu'elle réfléchit, il entreprend encore et encore son voyage, pareil à un danseur qui recommence chaque fois à explorer le monde par ses articulations. Revoir Stalker sous le vent de la danse, c'est révéler en lui ce corps contemporain qui, questionnant toutes les qualités de mouvement, questionne un parcours d'éveil. Les torsions, élans, suspensions et chutes pourraient désigner l'éclosion d'une nouvelle danse. Dans cette prise de conscience, le corps rassemble, régénère, relie, renvoie, chaque retour à la Zone semble une nouvelle possibilité pour renaître à une dimension plus vaste. Ce corps, lieux révélé, serait un nœud de l'existence, une nouvelle cause pour le mouvement, interlocuteur intime avec le monde. Quelle est la notion de centre qui hante le film sans jamais se concrétiser vraiment, sinon dans l'allégorie de la Chambre ? Pourquoi tant y réfléchir dans la danse aussi ?


Rien ne danse à la manière de ce que l'on croit être danse, mais danse l'esprit, l'espace et le temps. Le mouvement qui du vent se transmet aux feuilles, des feuilles à l'homme, de l'homme à l'eau, fait de la Zone un grand corps ou la prolongation du corps du Stalker, en perpétuelle transformation. Sur le chemin, il s'abandonne dans les bras de la mère Zone, parfois terre douce de feuillages, parfois milieu fluide en constante déformation, drainant l'influence mystérieuse de la mémoire sur le corps en écoute. Les longs travellings au-dessus des matières, des objets, des livres sous les eaux, sont des mouvements d'existence, qualités d'un geste qui ne sortira pas mais dont on aura souvent la sensation. Le corps, allongé sur le sol, allongé sur son poids, contemple l'espace qui lentement rentre en lui, le submerge d'eau. Flaques, cascades, rivières, chambre d'aqua alta, l'eau devient un élément intime de ce corps-embryon ou corps en baptême, comme si à chaque passage, chaque abandon, le fluide l'aidait à avancer vers la Chambre-centre par une purification graduelle.

Il est comme possédé, mais libre de l'expression de cette possession. C'est une figure du libre-arbitre en mouvement ou par les mouvements dont la Zone, corps abstrait de l'univers, est un miroir fictif.


Valeria Apicella, Cyril Béghin

texte paru in Vertigo hors-série “Danses”, octobre 2005

approfondi dans une conférence à la Cinémathèque française,

cycle “Du mouvement et de l’immobilité”, 1er mars 2006

(Stalker, Andrei Tarkovski, 1982)